Bruxelles, Liège, Tournai, Lille, Paris,… ?
Anna a froid, si froid ! Elle se recroqueville sous la bise qui lui glace les os. Depuis le matin, un fin crachin la perce et la transperce. Elle cherche un coin : pas trop de lumières mais non plus trop d’ombres ! Anna repère un banc. Elle regarde autour d’elle. Personne ne la regarde,
ne s’aperçoit apparemment de sa présence. Précautionneusement, elle s’assied. Dépose à ses pieds les lourds et encombrants sacs qui lui scient les doigts.
Toute la journée, traînant ses hardes, elle a erré d’un coin à l’autre sans savoir où aller. Sans fin, brûlante du regard soupçonneux des gardiens, des agents de sécurité, elle a traversé, le rouge au front, les galeries des magasins.
Elle est lasse, si lasse, elle voudrait tant se reposer. Anna, adresse au ciel qui ne l’entend guère, une silencieuse prière pour dénicher un endroit propice pour elle s’arrêter, se reposer; se « poser ». Tandis qu’un vent vil fouette son visage, ses mains glacées se tordent, se frottent inutilement, Anna tente de les réchauffer mais son souffle froid n’y parvient. Là, dans un coin, ses yeux fiévreux repère un monticule. Un rapide regard circulaire : non vraiment personne ne l’observe, elle semble invisible au yeux de « l’humanité ». Rassemblant ses forces et son courage elle se rapproche du monticule informe, se glisse sous les cartons : elle se tasse tant qu’elle peut, se recroqueville.
Une larme roule, bientôt suivie d’une autre et c’est une rivière, un torrent de détresse qui bientôt l’inonde et la submerge. Anna a honte, si honte et pour elle et pour les autres. Accablée elle revit sa main qui se tend. Longtemps elle n’a pu s’y résoudre, mais elle avait faim, si faim !
Anna a tout perdu : plus d’amis, d’identité, de travail, de logement, d’abris, elle ne sait plus où aller. Alors elle a relégué sa dignité dans un linceul de survie, tremblante elle a tendu sa main détournant son regard du regard de l’autre qui juge et se détourne, elle le ressent tout entier le poids de la honte, de l’infamie, elle ne pourra jamais le laver, l’expulser de sa mémoire. Alors Anna pleure. Elle se souvient d’une autre vie. Indifférente elle passait alors altière auprès des ombres de la vie, elle en avait déjà vu des clodos le long des rues, dans le métro, à la télévision. Condescendante, s’apitoyant, ou parfois à la limite du dédain, la conscience au repos elle aussi alors passait insensiblement, elle restait de « l’autre côté », « du bon côté ». Succinctement, elle avait quelque fois glissé une piécette dans la main tendue d’une ombre anonyme, achetant de par son acte charitable le droit de passer son chemin. N’y avait il pas des instances chargées de ces misérables rebus ? Qu’y pouvait elle ? Elle n’était pas responsable de la misère du monde ! Et ce soir c’est elle qui se retrouvait ombre de la vie, trempée, glacée du corps à l’âme sous un amas détrempés de cartons putride, priant désespérément le ciel de la prendre, qu’elle ferme à jamais les yeux et que jamais, non que plus jamais surtout elle ne se réveille.
Transie dans son manteau mouillé sous un tas de carton près des détritus, Anna épie tard dans la nuit le moindre bruit, elle tremble tant de froid, que d’effroi. A bout de force, Anna somnole, lorsque soudain :
- Allez ! Dégage !...
Alliant la parole au geste, Anna reçu un coup de pied magistral.
- Tu vas t’magner, wouais !
- T’avise pas à r’venir, ou ce s’ra ta fête.
Anna ramasse ses affaires à la hâte, elle n’ose pas trop regarder ses agresseurs. Anna se dit que la mort serait si douce, elle n’aurait plus à courir, à souffrir. Dieu miséricordieux : écoutez-moi !